Pour une débénabarisation du quotidien #264-280

Suite du feuilleton « Pour une débénabarisation du quotidien ». L’été et la rentrée sont passés par là avec leurs lots de trucs à faire, à penser, à ne pas faire et à oublier.  L’épisode précédent écrit par Grégoire Damon date de juillet et vous pouvez le lire ici.

264) Attendu que la Méditerranée n’en a rien à foutre de nos guerres et qu’elle a d’abord à gérer la montée des eaux ;

265) Attendu que les itinéraires vers les nappes d’eau souterraines ont été bouchés par des permis de construire ; qu’un soir de précipitations t’auras plus de chance d’avoir dans ton salon un rapport franc avec une vague de trois mètres qu’avec un membre de ta famille ;

266) Attendu que selon la dernière étude émise par l’I.U.A.C. (Institut pour Une Anxiété Collective) l’excès de viande rouge et de charcuterie augmenterait l’opportunité de contracter un cancer ;

267) Attendu que la poussée actuelle des populismes en Europe ne répondrait pas uniquement à des raisons économiques ;

268) Attendu que mon cul ;

269) Attendu que mon visage, ma bouche, mon dos et mes poils ;

270) Attendu que, les élections régionales s’approchant, les feuilles des arbres de ma rue jaunissent, meurent et tombent ;

271) Attendu que c’est l’époque des vestes mi-saison ; qu’on ne sait pas s’il fait chaud ou froid, si les corps veulent se dévêtir ou bien suggérer ;

272) Attendu que tout un été nous est passé dessus ;

273) Attendu que le passage à l’heure d’hiver m’affecte bien qu’il me permette de me réveiller avec l’aube ;

274) Attendu que des travaux ont actuellement lieu dans les cavités de mon bâtiment ;

275) Attendu que je constate que vieillir consiste à s’alourdir alors que les poètes me promettaient que j’allais m’alléger en prenant de l’âge ;

276) Attendu que les séries m’emmerdent ; que je ne veux pas me distraire ; que rester collé à un écran autre que celui de mon traitement de texte me fait culpabiliser ;

277) Attendu que mon prétendu talent de gribouilleur ne m’a pas encore prouvé sa loyauté ;

278) Attendu que je n’ai moi-même rien réussi à prouver pour ma défense ;

279) Par ces motifs

280) Le ciel gris de ce soir casse et annule mon impression d’avoir passé une bonne journée et conseille justement de réitérer ce que nous avons fait hier matin durant neuf minutes.

Pour une débénabarisation du quotidien #238-249

Yo ! Nouvelle mi-temps de la Ligue des Champions de la poésie routinière featuring Grégoire Damon. Pour ce qui s’est passé dans les vestiaires précédemment c’est ici. Check this out !

238) Et Plouf ?

239) Mais t’as pas peur que cela ne contribue à la pollution des océans ? Parce qu’il doit y avoir des trucs bien dégueulasses dans ce grand sac, non ?

240) Il paraît qu’il existe un continent de déchets quelque part dans le nord-est du Pacifique qui serait 4,88 fois plus grand que le Texas. Le Texas merde. T’imagines si on pouvait marcher dessus ? Sur ce continent en plastique ?

241) (Le Texas est l’unité de mesure inventée par Hollywood et utilisée dans plusieurs films catastrophe. On parle d’astéroïdes deux fois plus grands que le Texas, d’épidémies qui toucheraient la moitié du Texas, de clandestins mexicains qui envahiraient l’équivalent d’un quart de Texas par an. On dit même que le Texas ferait une fois et demi la France – en réalité c’est un petit peu moins. Enfin, le hasard voudrait – je ne demande qu’à vérifier – que l’état américain du Texas mesurerait exactement l’équivalent d’un Texas. D’où le nom de cette unité de mesure. Mais est-ce une véritable vérité générale du monde ?)

242) On pourrait marcher dessus. Gambader. Sauter à cloche pied. Ramper. Stationner tellement il y aurait de déchets à la surface de l’eau. Le « sol » ne serait pas totalement lisse pour y jouer au golf par exemple, mais qu’à cela ne tienne, on n’a qu’à dérouler un tapis synthétique. Il doit bien y en avoir un qui flotte dans le tas. On pourrait pour commencer implanter genre une colonie de bagnards – c’est notre truc ça les colonies – construire un fort afin de protéger nos colons contre les attaques indigènes.

243) Depuis le temps qu’on en parle de ce continent, il devrait bien y avoir deux trois pélos qui y auraient déjà planté leur drapeau en secret. Avant nous. Et qui constitueraient aujourd’hui un peuple d’indigènes. Ils auraient fondé un nouvel état ou bien auraient repris une ancienne nation dormant dans les archives mondiales afin de ne pas s’emmerder à créer un nouveau logo, code couleur ou hymne nationale. Ça se trouve les mecs n’étaient ni graphistes ni compositeurs. Ce sont des postes importants de nos jours dans nos contrées (dans un cabinet ministériel par exemple, il y a des auteurs, des artisans du mythe, des communicants…). Ça se trouve, les mecs étaient des jeunes sans problèmes qui n’auraient trouvé ni emploi ni gloriole, qui n’auraient subi aucun embrigadement extrémiste, patriotique ou associatif. Des usagers moyens de la République animés par un besoin de création. Ils auraient, comme les corses, implanté leurs villages dans les « terres » de ce continent-radeau afin de ne pas être remarqué par les bateaux naviguant au large. Ils auraient bâti à partir de coques de portables, de bouteilles plastiques et de sachets mâchés par les tortues. Construit des routes en emboîtant des petits jouets usagers les uns dans les autres. Créé une nouvelle littérature à partir des constellations visibles à cet endroit du globe. Leur premier livre classique s’intitulerait Les Trois câbles et commencerait ainsi :

« Jadis si je me souviens bien, ma vie était un festin » CRIC CRAC BANG BANG ! Tirons dans le tas, nous n’en voulons plus. Fini herbe verte et plateformes de partage, flux au débit insuffisant et goudron de vos villes, transparence fiscale et sangles de vélo, nous partons flotter ailleurs et bâtir sur nos merdes sous le regard approbateur de la constellation du tuyau.

244) Cette littérature du schisme, ajoutée à d’autres raisons bien plus dangereuses pour nos colons forceraient ces derniers à s’entourer d’un solide mur d’enceinte. Un type de chez nous répandra sûrement l’idée qu’il faut se méfier des systèmes autonomes. And the rest is History…

245) (Le problème avec ce continent flottant c’est qu’on ne pourrait pas y creuser de métro. Du coup, pour nos transvasements quotidiens et pour que nos enfants se prennent pour des conducteurs, c’est mort.)

246) Alors tout à fait autrement : un jour, tu prendras tous les présents de vérité générale du monde, et les tiens en premier. Tu les mettras dans un grand sac. Et tu prendras un bateau. Oui. Un jour. Un bateau.

247) Et après ? Dériver jusqu’à ne plus avoir pied, là où les côtes sont trop loin pour revenir vivant d’une baignade ? Paraît que la lumière y est telle qu’elle empêche les caméras d’informer. Ouvrir le sac et y glisser le bras.

248) Le bois se gonfle dans l’eau, les trains passent, la noix de coco tombe, un enfant cache son doudou dans le meuble à chaussures, la goutte coule du nez, le shaman part acheter le pain tout en restant sur place, un sac jeté du bateau, le vent du large, la danse des canards, la file devant le forum réfugié de la rue Garibaldi, les algorithmes de Wall Street. Mouvement. Garant de nos rotules chantantes. Courants océaniques et conscience des objets.

249) Quand je pense qu’une génération entière attend la révolution. Y songe pendant les RTT, les vacances, sur la chaîne de montage, en réunion de prod’, pendant les balances, en lamant ses baguettes de pain, au volant de son camion, en rédigeant son mémoire ou sa note de synthèse, en baignant son gone. Le méchant revers du gauche qu’elle va se prendre quand elle verra que la révolution qui arrivera n’est ni la sienne, ni celle qu’elle attendait. Il se prépare des trucs ailleurs, sans nous les gars. Nos vérités ne sont pas indispensables à tous. On est entre nous. Bien que ça s’effrite depuis un petit moment déjà, ça tient encore – fébrilement. Mais putain leur regard quand la vague sortira du siphon même de leur bac de douche…

Pour une débénabarisation du quotidien #220-226

Nouvel épisode de « Pour une débénabarisation du quotidien » le feuilleton puéri-tracté écrit à deux pères, Grégoire Damon et moi-même. Pour nous remettre dans le bain, relisons l’épisode précédent ici.

220) Là-bas, des types rentrent écrasés par leur journée, mais rentrent vivants. Le jour d’après, sortent des décombres ces mêmes types écrasés en un instant, mais morts. On sort des types des gravas. On rentre des civières dans les ambulances. Les bâtiments tombent du ciel. Il pleut des poutres.

221) Ici. Rentrer du travail. Sortir de chez soi. Rentrer accompagné. Sortir avec elle. Rentrer dans sa robe. Sortir de ses gonds. Rentrer en formation. Sortir diplômé. Rentrer tôt. Sortir tard. Rentrer dans sa femme. Sortir le bébé. Sortir le chien. Rentrer avant la pluie. Rentrer dans le magasin. Entrez c’est ouvert. Sortez de là. Sortir en force. Rentrer dans la police. Sortir relaxé. Sortir de la Ligue 2. Rentrer dans l’ascenseur. Rentrer dans le tas. Sortir de l’Europe.

222) Ils nous voient mettre la vaisselle dans l’évier, la sortir, puis la ranger dans les placards. Ils nous voient. Ils nous voient mettre notre linge sale dans la machine, le sortir, le plier, puis ranger nos vêtements dans la commode. Ils nous voient. Ils nous voient sortir de la poche le billet de cinq euros puis y remettre la monnaie et le ticket de caisse. Ils nous voient. Ils nous voient le jour glisser l’enveloppe à la Poste et le soir chercher le courrier dans la boîte aux lettres. Ils nous voient. Ils nous voient agiter fièrement nos passeports avant de monter dans l’avion qui nous déversera chez d’autres en touristes sans gêne. Ils nous voient. Ils nous surprendront peut-être un soir dans la chambre parentale sortir des objets des tiroirs et nous les enfoncer dans le corps ou bien découper les membres de certaines personnes de notre famille avant de les emballer dans des sacs de 30 ou 50 litres puis les jeter dans les grands bacs du local à poubelles. Ils nous surprendront mais ils sortiront discrètement la tête de l’embrasure de la porte et garderont silencieusement ce qu’ils viendront de voir. À l’intérieur.

223) On passe nos journées à nous rentrer puis à nous sortir. À rentrer des trucs dans d’autres trucs. À sortir de ces mêmes trucs, d’autres trucs. Véritables poupées russes. Aux accents qui raclent. Aux jambes qui traînent. Aux mains vivantes qui agrippent. Aux mortes qui ne lâcheront pas. On y pense. Y pense.

224) Je parle d’une des premières actions, d’un geste primitif, appelle ça comme tu veux. Une première action, celle de Papa dans Maman, celle de l’accouchement. Une qui suit un premier lancé. Je parle d’une des premières préméditations, du premier transport, décris ça comme tu veux, je parle d’une des actions les plus répandues :

225) le transvasement.

226) Mes fils sont en plein dedans. Ils nous voient. Et nous imitent. Les gnocchis se font une joie de passer des objets d’un contenant à un autre. Ils ne cherchent plus la collision, mais le passage d’un corps dans un autre. Avec classe et naïveté, ils expérimentent le pouvoir décisionnel et améliore leur motricité fine. Et ils répètent le geste, et ils répètent le geste, et le répètent. Pendant ce temps, le corps le mémorise et les prépare à ce qui suit.

Pour une débénabarisation du quotidien #201-208

Suite du ramonage poético-feuilletonné écrit en correspondance avec Grégoire Damon à suivre sur nos blogs respectifs. D’ailleurs, l’épisode précédent c’est sur le sien.

201) La génitrice a refait l’appart’. Nouvelle disposition des meubles. Dans la cuisine et la chambre. Pour limiter la marinade et créer de nouveaux gestes. De nouveaux déplacements dans l’appart. Histoire de se rallumer. J’suis rentré après 2 jours passés à être ailleurs. Loin du un jour plus un jour plus un jour habituel.

202) D’ailleurs, c’est assez flippant d’habiter le quotidien quand on n’est que de passage. On s’investit différemment sur le tapis roulant d’une correspondance que sur le tapis de jeu des gnocchis. La démarche n’est pas la même. La manière de saluer non plus. On repart anormalement plus triste après un adieu, qu’après un « à ce soir » lancé à sa conjointe ou conjoint. Ça ne devrait pas.

203) On devrait à chaque seconde pleurer les ancres comme les paquebots le font au Cap Horn.

204) Prévoir VRAIMENT une journée ? Il y a des gestes et des flux. Mais ce qu’on sait de la matière qui tient tout ça… L’autre jour à travers ma fenêtre j’ai cligné de l’œil, une mouette est passée. J’ai bu une gorgée de thé, j’ai entendu un klaxon. Je me grattais l’épaule quand un cycliste freinait. Un nuage passe et je m’assois.

205) L’effet parenthèse des voyages ponctuels réveille souvent le lyrisme gluant des quais de gares. Puis on revient avec des fausses prophéties dans les baskets ou de la philosophie recyclée.

206) « Partir ne prend du sens que si on est centré » ai-je entendu déborder de l’écouteur du type collé à moi à l’heure de pointe. Woua, c’que tu m’en apprends des choses.

207) Puis rentrer donc. Dans l’appart’ neuf du chez soi. Vitalisant. Tant de nouvelles habitudes à inventer. De régimes à imposer. Et ce n’est pas si simple. Y’a comme des méandres devant. J’ai toujours préféré suivre du doigt les fleuves sur les cartes plutôt que tracer un trait entre deux côtes.

208) Un matin, l’engouement populiste de la nouveauté s’est vaporisé par la VMC. Les gestes, eux, sont toujours là. Mais on ne les habite plus. Ils sont trop forts. Et nous fragiles. L’équilibre est rompu. Alors on déplace les meubles. Ou bien on remplace la machine à expresso par une cafetière à l’italienne.

Pour une débénabarisation du quotidien #175-194

Suite du feuilleton de poésie qui traverse l’hiver comme un bébé gazelle qui apprend à marcher. L’épisode précédent écrit par Grégoire Damon est à lire sur son blog.

175) Les discours officiels ainsi que certaines poésies me font penser au JT de 20h sur TF1. Y’a un truc louche qui se trame là-dessous.

176) C’est que, comment dire. Quand je vois un fleuve, je vois un fleuve. Point barre. Je ne vois pas comment le cycle de l’eau pourrait intervenir en ma faveur ou tenir des discussions télépathiques avec les auteurs.

177) La voie de bus, par exemple, n’est pas en train de remettre en cause son identité de voie de bus. Même à force de se faire rouler. Dessus.

178) Le mégot qui tombe est un mégot qui tombe. Le trottoir se fissure. Et alors.

179) Depuis ma fenêtre, un flic dans son uniforme de civil reste un homme raide parmi les passants et les joggeuses.

180) L’angle de la station-service indique une station Velo’V.

181) Le bord de l’autoroute demeure le bord de l’autoroute. Un bord certes, mais de l’autoroute.

182) Le temps que l’on se donne pour observer des phénomènes reste du temps que l’on se donne pour observer des phénomènes.

183) Quand je vois la kinésithérapeute positionner ses mains en Kamé Hamé Ha en direction de mon fils, puis lui écraser ses années d’études sur la poitrine, je vois clairement quelqu’un qui fait son job.

184) Quand je vois mon enfant pleurer de douleur, c’est sans chichi. C’est que ça résiste et que ça ne se laisse pas faire là-dedans.

185) Un parking, j’avoue, me fait penser à des mots-croisés ou à un texte à trou.

186) Mais généralement la vie reste la vie.

187) Je ne sais pas lire entre les lignes.

188) Je pense avoir un problème avec l’abstraction.

189) Bien que je vois parfois du lien entre les choses.

190) Longtemps, j’ai cru que certaines des choses pas claires que j’entendais, étaient bonnes. Je tombais dans le panneau parce que justement elles n’étaient pas claires.

191) Aujourd’hui, quand j’entends un truc du genre « […] l’infini de ton souffle […] » spontanément je pense à une crise d’asthme. Ou peut-être à un genre de slam en apnée. Il y a des choses que je lis, que j’entends, que je ne comprends pas. J’avoue. Mais longtemps je ne savais pas que je ne savais pas. Du coup, je trouvais tellement de trucs géniaux.

192) Aujourd’hui, j’aime bien des choses comme les angles, la concision des panneaux directionnels et la poésie de leur disposition,  l’espace entre la rame et le quai, les places libres dans le bus, le ciel rose au-dessus du balcon, les formes courtes, et les listes à compléter :

193) __________________________________________________________________________________________________.

194) Enfin voilà, juste quelques questions ce soir. Parce qu’une journée c’est aussi ça.

Pour une débénabarisation du quotidien #161-166

Suite du freestyle poétique « Pour une débénabarisation du quotidien ». L’épisode précédent (du #149 au #160) proposé par Sieur Damon est à lire avant d’enchaîner ce qui suit. Il date d’hier et vous attend ici.

161) Puis reviens m’asseoir sur le clic-clac en position clac à tes côtés. Tu regardes la télé. Je m’échoue en silence sur le rivage de tes hanches en veillant à ne pas renverser l’écume de ma bière – il y a des essences que je ne gaspille pas. Je tente d’exister le moins possible afin de ne pas te déranger.

162) Là, assis, sans trop bouger. L’extérieur de ma cuisse contre l’extérieur de la tienne et nos bras qui s’effleurent. C’est comme si je venais de trouver le plein emploi. Tout concorde. Une bulle de la gorgée précédente me remonte à la gorge en faisant un léger bruit. Je ferme la bouche. Ne sais jamais si t’entends ou non. Dans l’instant, tu me dis toujours que non. Des jours après, tu me dis qu’en fait t’avais entendu. T’es sympa, c’est mignon. Mais je n’existe toujours pas, là, ne veux pas te déranger. Tu es concentrée. Tu focus sur le drame qui se joue devant toi. A l’écran. Alors qu’à côté, je complète en pensée ma liste de choses que j’aurais pu faire. Ça ne veut pas dire que je mets de côté ma liste de choses à faire pour te ravir, mais c’est que ma priorité ici et maintenant est de m’enfoncer au plus profond de ce canapé-lit, sentir éventuellement le clic et le clac dialoguer avec la raie de mon cul et accompagner dans son affaissement contre le matelas la lente décrépitude de mon dos de jeune père. Tout un programme qu’aucun magazine télé ne saurait décrire clairement dans ses pages. M’effacer suffisamment de ta présence pour n’en devenir plus que l’unique spectateur. Te regarder regarder. M’annuler sous ton épaule. En finir avec l’existence existante. Au moins pour ce soir. Pendant que les jambons dorment. Tu te fais ton film et moi je renonce à lire pour te mater en buvant ma 8.6. En action même passive. Les yeux à la fois dans ta tête et devant. Même assise t’es debout. La vie comme le sentier évident qui mène à l’autoroute du soleil. Putain c’que je voudrais être cet acteur américain.

163) Un temps.

164) Si là tu me demandais « demain on fait quoi ? » je ne saurais pas quoi répondre. Rien qui nous satisferait tous les deux. Sérieux. Parfois, je m’en veux de n’avoir ni folie prévisionnelle ni spontanéité différée. En revanche, si tu me demandais « on fait quoi là ? » je n’aurai plus qu’à te réciter le paragraphe 162. Je te rejouerai cette scène en boucle comme si c’était le jour de la marmotte dans Un jour sans fin. Mais comme nous nous aimons, comme nous nous réveillerons demain matin l’un à côté de l’autre, la boucle temporelle sera rapidement brisée. Un nouveau jour plus un nouveau jour plus un nouveau jour.

165) Pour ne plus qu’atteindre le léger.

166) Attend un peu Greg. Je rewind un instant sur le paragraphe 160. 8.6… A moins que cela ne soit pas une bière que tu t’en allais ouvrir mais bel et bien 8.6 le département ? Ou l’année 86 ? Tu faisais quoi en 86 ? T’arriverais vraiment à ouvrir en deux une année entière ?

Pour une débénabarisation du quotidien #143-148

Suite du feuilleton poético-collaboratif avec Grégoire Damon. Pour l’épisode précédent, c’est ici.

143) Pendant ce temps, j’ai deux gnocchis en body dans le salon qui gigotent et qui tapent sur un synthétiseur jouet à l’aide du couvercle de leur boîte de céréales. Ça crie. L’un tape sur l’autre. Ça pleure. Qu’ils s’éduquent seuls. Un instant. Sans le géniteur.

144) Moi géniteur, m’isole parfois derrière le mur blanc pour développer mon individualisme le temps d’une vidéo sur Youtube. Moi géniteur, ne pensais pas une seconde à l’avenir lorsque j’ai lâché les chevaux. Moi géniteur, ne vois plus que rarement le soleil de minuit. Moi géniteur, tiens toujours plus ou moins l’alcool mais ne tiens plus le temps. Moi géniteur, écoute avec conviction ce que les jouets qui heurtent mon sol ont à dire. Moi géniteur, ne crois plus au plastique. Moi géniteur, tout comme mes enfants, préfère les jouets qui n’en sont pas. Moi géniteur, ne comprends pas toujours les braillements du tapis de change. Moi géniteur, n’aime plus le papier. Moi géniteur, regrette ne pas avoir publié plus tôt un livre dont mes enfants auraient pu déchirer puis grignoter les pages. Moi géniteur, trouve tout de même le temps de me reposer devant une bouse bien chaude chiée entre deux pubs. Moi géniteur, me dois d’inventer continuellement des solutions au changement de notre quotient CAF, au manque de sel, à l’égarement du doudou et au continuum familial. Moi géniteur, adore boire de la bière avec d’autres géniteurs. Moi géniteur, me sens parfois à l’étroit entre le rôle de père et celui de fils. Moi géniteur, m’emmerde parfois, agace aussi, m’en fous souvent. Moi géniteur, avec la génitrice trinquons à cette deuxième journée qu’on appelle la nuit. Moi géniteur, te caresse le crâne quand tu dors – à 20h30. Moi géniteur, cultive ma nuit. Moi géniteur, aime le miel. Moi géniteur, vous aime en vrai comme une tache. Moi géniteur, prend deux ans en six mois. Moi géniteur, a donc inventé la machine à avancer le temps. Moi géniteur, n’est pas monté à Paris pour tenter une carrière dans le milieu des géniteurs. Moi géniteur, est resté en région et prépare sa marinade. Moi géniteur, inquiété par votre silence soudain, ressors de ma cellule. Moi géniteur, reviens m’accroupir à vos yeux. Moi géniteur, vous récite le premier vers du célèbre poème « Zone » d’Apollinaire.

145) Vous les gnocchis, me répondez par un « adia ». Vous les gnocchis, n’avez pas idée de la galère que c’est d’essayer de vous comprendre. Vous les gnocchis, me montrez du doigt d’un air interrogateur. Vous les gnocchis, considérez tous les livres comme des recueils de poésie tellement vous les ouvrez de manière aléatoire. Vous les gnocchis, la situation en Ukraine c’est un cas trop simple pour vous ; vous qui dès les premiers jours de la grossesse aviez réussi à vous séparer l’un de l’autre, je l’espère, pour mieux vous aimer. Vous les gnocchis, en avez à revendre du désir de vie.

146) Un désir qui, dans le désordre, coule. Déborde. Se lâche. Tache. Mémorise grossièrement. Rampe. Se tient aux meubles. Fuit. Chante. S’essuie. Pousse. Perce. Chancelle. Pointe du doigt. Régurgite. Babille. Se mouche. S’endort. S’équilibre. S’étale. S’assoit. Brûle. Se lève. Tombe et crache.

147) Un désir qui, dans le désordre, nous recolle, nous rappelle, nous aime, nous agrippe, nous fatigue, nous débranche, nous fait nous engueuler, nous marginalise, nous universalise, nous ouvre en deux, nous plie en quatre, nous rend exigent, vigilent, nous maintient tout en virgule, souplement, nous réveille, un peu souvent, mais nous réveille.

148) Aujourd’hui, je dois manger avant de partir. Mais c’est bientôt l’heure. Et la vaisselle, elle, tapie au fond de l’évier m’attend, un couteau à la main.